Le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Flora Tristan n’a pas été marqué, même par la presse ouvrière, qui lui doit pourtant la gratitude et l’admiration. Mais il n’est jamais trop tard pour célébrer la mémoire de cette héroïne révolutionnaire, qui a consacrée sa vie pour l’affranchissement éthique du prolétariat.
L’histoire du mouvement ouvrier du XIXe siècle est liée également aux efforts généreux de Flora Tristan dont la forte personnalité est inséparable des luttes sociales de la classe ouvrière.
Précurseur de l’émancipation de la femme, elle portait dans son âme et dans sa conscience révoltées, l’amertume et l’aspiration des millions de femmes opprimées et avilies par les préjugés de la société bourgeoise.
Flora Tristan se révoltait précisément contre l’inhumanité des préventions, contre l’imbécillité des conventions, qui depuis le moyen âge, systématiquement maintenaient la femme dans un état d’infériorité inconcevable au XIXe siècle, en Europe occidentale où le développement de la civilisation avait atteint un degré plus élevé.
En tant que femme éclairée et cultivée, Flora Tristan s’opposa énergiquement à cette discrimination sociale absurde, que les hommes, selon le vieux principe du « sexe fort », avaient arbitrairement créé à l’égard de la femme.
II est vrai, que George Sand, à la même. époque est apparue dans la littérature romantique comme un protagoniste de la libération féminine, mais tandis que vers 1833, l’auteur d’Indiana ne concevait l’affranchissement de la femme que sur le plan de l’amour, en revanche, Flora Tristan songeait déjà à l’émancipation sociale, politique et économique de la femme, ce qui signifiait dans son esprit, une égalité civile et morale complète avec les hommes.
Flora Tristan avait une grande popularité parmi les ouvriers ; elle était aimée pour sa magnanimité, son dévouement inlassable, et son sublime désintéressement.
Cette femme séduisante, et enflammée pour la cause universelle du prolétariat, était, en effet, un guide pour tous les déshérités et humiliés de la société. Et c’est, probablement cette influence irrésistible que Flora Tristan exerça sur les travailleurs, par sa parole éclairée et bienveillante et par ses écrits passionnés, qui rendaient jalouse George Sand à son égard, car la « bonne dame de Nohant » ne ménageait pas Flora Tristan, de ses griffes et de ses rosseries malicieuses.
Il faut dire cependant, que le socialisme et l’humanisme de Flora Tristan étaient plus profond et n’avaient pas ce caractère spectaculaire que la théorie démocratique et républicaine de George Sand, qui après la révolution de 1848, a connu bien des vicissitudes jusqu’à un certain compromis avec la politique de Napoléon III.
Par contre, la vision philosophique et morale de Flora Tristan, imprégnée d’idées saint-simoniennes et socialistes, ne subit aucune variation. Flora, encore jeune, emporta dans sa tombe, la pureté de son idéal révolutionnaire.
Comment et pourquoi Flora Tristan était-elle venue au prolétariat ?
D’origine aristocratique, par surcroît fortunée et très belle, Flora était arrivée à Paris et après des déboires conjugaux, elle se lia d’amitié avec les philosophes saint-simoniens, par une vive sensibilité et par un besoin spirituel. Cependant, son élan humanitaire la conduisit de plus en plus vers les ouvriers malheureux et exploités. Elle découvrit leur souffrance.
Après un séjour, dans son pays natal péruvien, Flora Tristan revint en France et publia : Pérégrinations d’une paria, document bouleversant sur l’existence misérable des femmes asservies en Amérique du Sud. C’était un appel à la conscience du monde civilisé et ce livre poignant par son ton pathétique et par la peinture saisissante de la vérité humaine, révélait un écrivain de talent.
Puis, elle composa un roman biographique, intitulé : Méphis, ou le prolétaire, dans laquelle Flora Tristan transposa les épreuves douloureuses de sa propre existence. Mais, animée par une flamme intérieure, en pensant à la situation navrante de la classe laborieuse, elle partit en Angleterre pour étudier de près la condition de vie des travailleurs des manufactures.
Les impressions de voyage, ses constatations la persuadent « qu’il faut changer fondamentalement cet état de chose intenable, qui réduisit les travailleurs au niveau des bêtes de somme ». Dès son retour, elle fit paraître Promenades dans Londres, où elle a consigné minutieusement ses observations et ses réflexions sur la vie quotidienne pénible du prolétariat anglais. Elle s’était mise en rapport avec les socialistes : Fourrier, Cahet, Proudhon, Considérant, Blanqui et rechercha dans leurs doctrines sociologiques, ce qui était pratiquement réalisable, en rejetant toutefois les conceptions purement utopiques.
C’est ainsi, qu’elle défini dans son célèbre ouvrage : L’Union ouvrière, la ligne fondamentale de sa pensée socialiste et de son but immédiat.
Flora Tristan suggère la création d’une Association générale des corporations des travailleurs, pour défendre leurs intérêts moraux, matériels et sociaux, en ne comptant que sur leur force et leur volonté. Elle a mené une lutte ardente pour l’Association internationale des travailleurs, que ni l’intimidation policière, ni les menaces du gouvernement de Louis Philippe n’ont pu interrompre.
Comme un véritable apôtre du socialisme, Flora Tristan, l’éternelle enthousiaste, l’infatigable agitateur, parcourait les villes industrielles françaises pour enseigner et inculper l’idée de la solidarité, de l’égalité et de l’union fraternelle, dans lesquelles elle voyait le triomphe de la philosophie humaine du prolétariat.
Le peintre Gauguin écrivit plus tard sur Flora Tristan, qui était sa grand-mère : « Proudhon disait qu’elle avait du génie. N’en sachant rien, je me fie à Proudhon. Ce que je peux assurer, cependant, qu’elle employa toute sa fortune à la cause ouvrière. » Flora Tristan avait, en effet, le génie du bien, une intelligence passionnée et clairvoyante, un extraordinaire pouvoir de persuasion et de séduction sur les masses, et enfin, l’instinct de justice, qui étaient le secret de sa vraie grandeur.
Article de Théodore Beregi paru dans Force Ouvrière n°379, le 23 avril 1953.