II y a cinquante-deux ans (le 13 mars 1901), que Fernand Pelloutier mourait prématurément, emporté par un mal qui minait inexorablement son corps frêle et auquel son esprit intact livrait un combat sans espoir.
Après sa disparition seulement les travailleurs ont mesuré véritablement sa portée humaine.
En effet, lorsque nous feuilletons les pages de l’histoire du mouvement syndical qui évoquent le réveil de la conscience ouvrière et des actions revendicatives du passé, alors la physionomie révolutionnaire de Pelloutier apparaît dans toute sa grandeur et son émouvante simplicité.
Très jeune, il découvrit les iniquités sociales dont les travailleurs étaient victimes, et se joignit à Guesde, à Vaillant pour organiser le prolétariat et lui donner des moyens de se défendre contre les abus exorbitants du patronat.
Avec une détermination lucide et une passion exaltante, Fernand Pelloutier se jeta dans la bataille. Rien ne lui manquait : ni la vigueur de l’intelligence ni le courage ni la persévérance pour atteindre le premier but : éclairer, instruire, puis grouper les travailleurs dans des associations, car nombreux et unis, ils pourraient lutter avec plus d’efficacité pour une condition de vie meilleure et juste.
Son ardeur et son action ne furent pas vains : il fonda la Bourse du Travail, qui signifie une révolution dans le développement de la conscience ouvrière. Pour que les travailleurs puissent entreprendre des combats sociaux, une éducation de la science économique leur était indispensable, car il ne cessa de répéter pendant toute sa vie :
« Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur. »
Assurément, ce n’était pas de la bourgeoisie capitaliste qu’il pouvait espérer la modification de son sort, mais de ses propres efforts, de sa volonté consciente et combative. C’est pour cela que Pelloutier voyait dans les Bourses du Travail non seulement un moyen de défendre les intérêts vitaux quotidiens des ouvriers, mais « une œuvre d’éducation morale, administrative, technique, nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres ».
Comme on voit, pour Pelloutier, les Bourses étaient le creuset où les travailleurs trouvaient leur idéal : la conquête finale de l’émancipation.
Pendant sa vie brève et trépidante, Pelloutier fut animé toujours par le même souci et le même objectif : l’amélioration de l’existence ouvrière. Et c’est sur ce point qu’apparaît son abnégation et son désintéressement individuels avec lesquels il servit la pensée syndicaliste, comme une conception vraie et généreuse.
Dans son Manifeste de 1896, qui constitue une importante étape dans l’histoire de la revendication ouvrière, Pelloutier demande
« la diminution de la durée du travail, la fixation d’un minimum de salaire, le respect du droit de grève à l’exploitation patronale ».
C’était déjà tout un programme que plus tard la Confédération Générale du Travail a conquis de haute lutte. Mais dans l’œuvre de Pelloutier, ce qui importe : c’est qu’il a formulé et énoncé des revendications nettes qui, sans avoir été réalisées en son temps, furent atteintes plus tard.
Pelloutier demeure pour nous un guide et un précurseur.
Ses enquêtes officielles nous ont valu son livre documentaire, extrêmement intéressant, bourré de faits instructifs sur la Vie ouvrière en France, contribution précieuse à la connaissance de la condition sociale et économique du prolétariat français à la fin du XIXe siècle, où Pelloutier étudie minutieusement et méthodiquement tous les aspects de la vie ouvrière : insuffisance des salaires, durée du travail .excessive, mortalité, chômage, misère, alcoolisme.
Cet ouvrage fut une révélation en 1900, car il a non seulement éclairé le mouvement syndicaliste d’une façon probante, sur des données essentielles du problème ouvrier, mais également sur la gravité de la situation des travailleurs.
L’enquêteur à l’Office du Travail au ministère du Commerce, ne manquait pas cependant de hardiesse pour montrer que seules les Bourses pouvaient apporter des changements à cet état de chose révoltant.
« La cause du désordre économique dont souffre le corps social, écrivait-il, réside dans l’accaparement de la richesse par les valeurs d’échange. » Cette affirmation n’était-elle pas un réquisitoire contre le capitalisme financier.
D’autre part, Pelloutier défendait la civilisation, car, selon lui, « le progrès est le germe naturel de l’harmonie humaine et du bonheur ».
Avant de mourir, il a pu achever le manuscrit de son Histoire des Bourses du Travail qui est une sorte de testament destiné à la réflexion et à la médiation de la classe ouvrière, qui doit considérer « les Bourses non pas seulement comme un instrument de lutte contre le capitalisme, car elle aura un rôle plus élevé, dit-il, dans la formation de l’état de la société futur ». Ne retrouve-t-on pas dans ses considérations théoriques, les éléments fondamentaux de la doctrine du syndicalisme moderne ?
D’un demi-siècle de distance, nous voyons encore mieux que c’est la ténacité dans l’action, la probité morale exceptionnelle et la sincérité de ses convictions qui on fait de lui un apôtre ardent de la philosophie syndicaliste.
Article de Théodore Beregi paru dans Force Ouvrière n°379, le 23 avril 1953.
FO Force Ouvrière, La force syndicale