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Amiante
le préjudice d'anxiété ouvert à tous les salariés exposés... et bien d'autres
INTERVIEW
- La Cour de cassation a décidé vendredi 5 avril de permettre l'indemnisation du préjudice d'anxiété à l'ensemble de travailleurs exposés à l'amiante.
- Jusque-là, seuls certains salariés pouvaient y prétendre. Un arrêt qui risque d'avoir une portée beaucoup plus large. Décryptage avec Joumana Frangié-Moukanas, avocate associée chez Flichy Grangé Avocats.
Des manifestants appelant à faire reconnaître un préjudice d'anxiété à l'ensemble des salariés exposés à l'amiante ont défilé à proximité de la Cour de cassation le 22 mars 2019, quelques jours avant son arrêt du 5 avril.
Challenges
Pourquoi cette décision de la Cour de cassation était-elle attendue?
Joumana Frangié-Moukanas:
R: Cette décision est liée à un arrêt du 11 mai 2010 de la chambre sociale de la Cour de cassation qui avait admis la réparation du "préjudice d'anxiété" de salariés non malades ayant été exposés à l'amiante. Elle limitait alors l'indemnisation de ce préjudice aux travailleurs d'établissements classés par arrêté ministériel, ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Acaata) - autrement appelée "préretraite amiante".
Jusque-là ce préjudice d'anxiété était alloué de manière automatique à tous les salariés qui poursuivaient leurs employeurs sur ce fondement dès lors qu'ils avaient travaillé dans l'un des sites classés.
Nous nous attendions un peu à cette nouvelle jurisprudence car ces dernières années les associations et leurs avocats affirmaient que l'application de cette jurisprudence créait une discrimination entre ceux qui avaient été exposés dans un établissement listés, et ceux qui avaient été exposés dans des sites non classés.
Dans son arrêt du 5 avril, l'assemblée plénière de la Cour de cassation, qui est la formation la plus solennelle, a étendu le champ d'application de ce principe à l'ensemble des salariés potentiellement exposés à l'amiante.
En quoi consiste précisément ce principe de "préjudice d'anxiété" que la Cour de cassation a élargi?
R : C'est une construction purement jurisprudentielle qui ne correspond à aucun texte de loi. La Cour de cassation définit le préjudice comme, je cite, "une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante".
A quels impacts doit-on s'attendre désormais dans le traitement de contentieux similaires?
R: Cette décision élargit le champ d'application du préjudice d'anxiété à tous les salariés potentiellement exposés à l'amiante. Ce qui peut générer une hausse des contentieux et donc des coûts supplémentaires pour les entreprises.
Néanmoins, la Cour de cassation a pris soin de préciser les conditions dans lesquelles il pourra être reconnu. En effet, les demandes sont fondées sur le principe de la responsabilité contractuelle. Je m'explique. Jusque-là, le salarié d'un établissement classé était automatiquement indemnisé, sans avoir à apporter la preuve de son exposition.
Désormais, le travailleur devra apporter la preuve de son exposition à l'amiante, du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité mais aussi de son propre préjudice d'anxiété. Ces trois conditions étant ensuite laissés à la libre appréciation du juge. Ce qui nous laisse penser que si l'employeur rapporte la preuve qu'il a mis en place un ensemble de mesures de prévention, prévues dans le cadre des articles L4121-1 et L-4121-2 du Code du travail -et donc qu'il a respecté son obligation de sécurité- il pourrait s'exonérer de sa responsabilité.
Dans le cas du scandale de l'amiante, il paraît tout de même compliqué d'exonérer les employeurs de leur responsabilité...
Dans ce cas d'espèce, il parait difficile pour l'employeur de prouver qu'il a respecté son obligation en matière de prévention et de sécurité compte tenu de l’ancienneté des faits. Je pense qu'il faut voir cet arrêt comme une incitation à faire plus de prévention, et c'est plutôt une bonne chose. Il s'inscrit d'ailleurs dans la droite lignée d'une autre jurisprudence, l'arrêt Air France du 25 novembre 2015.
Un steward pris de crises de panique après les attentats du 11 septembre 2001 avait poursuivi la compagnie pour manquement à son obligation de sécurité. La chambre sociale de la Cour de cassation avait alors jugé que l'entreprise avait mis en place suffisamment de mesures de prévention, et notamment une cellule de crise psychologique.
Cet élargissement du préjudice d'anxiété peut-il être appliqué dans le cadre de contentieux liés à d'autres types de risques professionnels, comme l'exposition à des substances dangereuses, à des rayonnement ionisant (dans les centrales nucléaires) et même à des risques psychosociaux?
La Cour de cassation s'est pour l'heure seulement prononcée sur l'amiante, mais une contagion vers d'autres risques professionnels n'est pas exclue. Rien ne l'interdit. La Cour de cassation est d'ailleurs saisie d'autres dossiers de ce type. Par exemple, celui des mineurs de charbon de Lorraine qui attaquent leur employeur, Charbonnages de France, notamment sur ce fondement, et qui ont été déboutés par la cour d'appel de Metz en juillet 2017.
J'identifie néanmoins un frein important sur les contentieux à venir: celui de la question de la prescription.
La Cour de cassation estime qu’il s’agit d’une prescription de cinq ans. On peut s’interroger sur le fait générateur de l'anxiété. Quel est le point de départ de la prescription? La jurisprudence considère que c'est la connaissance du risque d’exposition par le salarié. Cet élément fera assurément débat.
Concrètement, sur quoi les entreprises doivent-elles désormais être vigilantes?
R: Cela dépend bien évidemment du secteur d'activité, mais cet arrêt encourage clairement les entreprises à investir davantage dans la prévention. Avec 98 tableaux de maladies professionnelles référencés aujourd'hui, il y a de quoi faire!
La prévention doit être au coeur de l'entreprise.
Sourcing: Marion Perroud
article du 09.04.2019 à 15h43, in Challenges
Blog publication, 09 avril 2019, 19H14
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